Depuis tout petit déjà, dès mes premiers pas, j’avais compris que ma passion serait pour la marche et la course à pied. Il faut dire que j’avais de bonnes dispositions pour cela. J’avais un bon sens de l’équilibre, une endurance à toute épreuve, une anatomie hors norme et un goût avéré pour l’effort solitaire.
Enfin… solitaire, pas tant que cela, car mes marches ne l’ont jamais été. Je n’ai pas le souvenir, même tout petit, d’avoir été seul. J’ai toujours été accompagné de mon alter ego, avec qui dans une saine compétition nous nous stimulions mutuellement. Il prenait un malin plaisir à me dépasser. Je faisais rapidement de même, en prenant soin après de ralentir afin de lui permettre de repasser devant moi.
Heureusement, il était réservé, et je ne l’ai jamais entendu dire un mot. Seul le bruit discret de son pas m’accompagnait. Dans nos courses, parfaitement synchrones, nos foulées formaient un duo au rythme harmonieux.
Après l’effort, avant de profiter d’un repos bien mérité, et malgré une certaine pudeur, nous prenions toujours notre douche ensemble, en tout bien tout honneur.
L’hiver, nous aimions ensuite nous mettre devant la cheminée de la maison familiale, emmitouflés dans des chaussettes de laine, et dans une communion silencieuse profiter des bienfaits de la chaleur. L’été, nos courses en bord de plage se terminaient par des bains de pieds réparateurs dans la chaude Méditerranée.
Entre nous, pas de distinction sociale, nous utilisions les mêmes marques et modèles de running. Et si quelques rares fois, les caprices et l’activité paranormale d’une machine à laver nous avaient amené à porter des chaussettes différentes, nous mettions un point d’honneur à toujours porter les mêmes. Notre élégance était reconnue mondialement dans le monde de la course.
S’il nous arrivait d’échanger nos chaussettes, pas question pour nous d’échanger nos chaussures. Une particularité anatomique nous en empêchait, malgré le fait que nous ayons la même pointure. Une seule fois, une seule, cela nous était arrivé dans la précipitation d’un retard. Nous ne sommes pas prêts de recommencer, nous avons alors tous deux souffert le martyre pendant plusieurs jours.
Arrivé à l’adolescence, une inquiétude m’obsédait. Que se passerait-il le jour où nous croiserions sur notre chemin une marcheuse pour laquelle des sentiments amoureux se révéleraient ? Lequel de nous deux l’emporterait ? Serait-ce la fin de notre belle et longue amitié ?
Le destin fit bien les choses. Notre chance fut de rencontrer simultanément… des jumelles. Mais la chose n’était pas gagnée d’avance pour autant. Il fallait que nos choix, et les leurs se portent sur l’autre. Et là encore la chance nous souriait, car il s’avérait que chacune était le parfait alter ego pour chacun de nous deux.
Le jour de notre rencontre, nous avions été subjugués par la magnificence de leurs pieds, d’une finesse et d’une élégance jamais vue, vêtus de sandales raffinées qui laissaient dépasser des ongles manucurés et vernis avec soin.
Nous nous étions d’abord fréquentés pendant quelques semaines. Leurs foulées se sont alors mêlées harmonieusement aux nôtres dans des balades campagnardes. Jusqu’au jour où, dans l’intimité d’un lit, à quatre, nos pieds se frôlèrent, se touchèrent, se caressèrent et vibrèrent à l’unisson.